Référé liberté et espèces protégées : suspension d’une campagne de recherche sismique pour protéger les cétacés

par | Mai 2025 | Biodiversité, Eaux & milieux aquatiques

Des baleines à bosse nageant dans l'océan

Par une ordonnance du 4 mars 2025, le juge des référés du tribunal administratif de la Martinique a suspendu l’arrêté autorisant une campagne de recherche scientifique sismique menée dans des aires marines protégées. Cette décision repose sur les effets néfastes constatés sur les baleines à bosse et les cachalots.

Le juge a estimé que l’arrêté risquait de générer des conséquences irréversibles sur la conservation de ces espèces protégées, constituant ainsi une atteinte grave et manifestement illégale au droit de chacun de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé. Retour sur cette affaire et les conditions de mise en œuvre du référé liberté.

Les faits et la procédure

Par un arrêté du 13 janvier 2025, le préfet de la Martinique a autorisé une campagne de recherche scientifique marine menée par l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer. Cette campagne visait à étudier les mouvements tectoniques dans la zone de subduction des Petites Antilles, au moyen de prélèvements de roches et de relevés acoustiques.

Cette mission devait se dérouler du 1er mars au 20 avril 2025, soit en pleine période de migration, de reproduction et de mise bas de la baleine à bosse et du cachalot — deux espèces figurant sur la liste rouge des espèces menacées en France.

Le 28 février 2025, plusieurs associations de protection de l’environnement ont saisi le juge administratif en référé liberté, sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, pour obtenir la suspension urgente de cette campagne. Elles soutenaient que les recherches risquaient d’avoir des effets irréversibles sur les cétacés présents dans la zone.

Par une ordonnance rendue le 4 mars 2025, le juge a fait droit à leur demande en suspendant la campagne scientifique.

 

Le référé liberté : outil de protection de l’environnement

Le référé-liberté, prévu à l’article L. 521-2 du code de justice administrative, permet au juge administratif d’intervenir en urgence pour sauvegarder une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé d’un service public aurait porté une atteinte grave et manifestement illégale. Saisi d’une demande en ce sens et justifiée par l’urgence, le juge doit se prononcer dans un délai de quarante-huit heures.

Ce référé peut être particulièrement efficace pour défendre le droit à un environnement sain, reconnu comme liberté fondamentale depuis 2005 (TA Châlons-en-Champagne, 29 avril 2005, n° 0500828), puis confirmé par le Conseil d’État en 2022 (ordonnance du 20 septembre 2022, n°451129).

Conditions de mise en œuvre du référé liberté

 Les conditions sont les suivantes :

  • Le requérant doit prouver que ses conditions de vie ou son environnement sont directement et gravement affectés.
  • L’atteinte doit résulter d’une action ou d’une inaction manifestement illégale de l’administration.
  • L’urgence doit être caractérisée, par exemple en cas de risque imminent de dégradation irréversible.
  • Le juge doit être en mesure d’intervenir rapidement pour ordonner des mesures de sauvegarde utiles.
  • Il tient compte des moyens de l’autorité administrative et des mesures déjà prises.

Une suspension justifiée pour protéger les cétacés

Les arguments des associations

Les associations requérantes ont avancé plusieurs arguments :

Les associations reprochaient notamment à l’arrêté de ne pas avoir été précédé de l’obtention d’une dérogation à l’interdiction de porter atteinte aux espèces protégées sur le fondement des articles L. 411-1 et L. 411-2 du code de l’environnement.

Elles alléguaient du fait que l’arrêté allait causer une dégradation des sites de reproduction en violation de l’interdiction établie par l’arrêté du 1er juillet 2011 fixant la liste des mammifères marins protégés sur le territoire national et les modalités de leur protection.

L’arrêté méconnaissait aussi les articles 10 et 11 du protocole « Specially protected areas and wildlife » (SPAW) de la convention de Carthagène relative à la protection et la mise en valeur du milieu marin dans la région des Caraïbes, ainsi que les dispositions du sanctuaire pour les mammifère marins Agoa.

Le risque d’atteinte grave et manifestement illégale à la conservation des espèces protégées :

Le juge a d’abord constaté que la mission de recherche devait se dérouler du 1er mars 2025 au 20 avril 2025 puis il a décrit l’ensemble des modalités de déroulement de la campagne (point 7 du jugement).

Il a observé que cette campagne devait effectivement se dérouler en pleine période de migration, de reproduction et de mise bas de la baleine à bosse et du cachalot.

La juridiction a analysé le statut des espèces concernées. Elle a relevé que la baleine à bosse et le cachalot sont sur la liste des espèces menacées en France et d’autre part, font partie des espèces protégées listées par l’arrêté de la ministre de l’Écologie.

Le juge a ensuite rappelé que cet arrêté interdit la destruction, l’altération ou la dégradation des sites de reproduction et des aires de repos de ces animaux (point 8).

Effets néfastes de la campagne sur les espèces

 Le tribunal s’est ensuite attaché à rechercher si la campagne sismique pouvait avoir des effets néfastes et irréversibles sur l’équilibre et la conservation de ces espèces protégées.

Il a rappelé que l’avis technique de l’Office français de la biodiversité sur cette campagne scientifique souligne les impacts acoustiques potentiellement forts voire délétères pour les espèces protégées, et insiste sur la nécessité d’éviter la période de présence de la baleine à bosse dans les eaux du sanctuaire Agoa de décembre à juin et a minima durant le pic de fréquentation de mars à avril. Puis sur base des pièces du dossier, le juge a reconnu que le son des engins dit « impulsionnel » pouvaient être nocifs voir létaux pour les cétacés (point 8)

La juridiction a ensuite tenu compte des mesures prises par l’administration. Elle a relevé que les associations rapportaient la preuve que le protocole mis en place était insuffisant pour garantir l’innocuité des tirs impulsionnels sur les cétacés (point 8 du jugement).

Après avoir rappelé qu’aucune urgence ou nécessité ne justifiaient le déroulement de la campagne de recherche scientifique sismique durant la période critique pour les cétacés, il a été jugé que dans ces conditions, l’arrêté en litige était « de nature à générer des effets néfastes et irréversibles sur l’équilibre et la conservation de ces espèces protégées » et portait ainsi « une atteinte grave et manifestement illégale au droit de chacun de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé »(point 9).

L’ordonnance précise que les effets néfastes et irréversibles d’un acte de l’administration sur l’équilibre et la conservation de ces espèces protégées entrent bien dans le champ du droit fondamental de chacun de vivre dans un environnement sain équilibré et respectueux de la santé.

Caractère urgent de l’intervention

Dans un dernier temps le tribunal a vérifié si la condition d’urgence particulière requise par l’article L. 521-2 était remplie. Dans la mesure où la campagne de recherche était susceptible de débuter dès le 1er mars 2025, il a jugé que cette situation caractérisait l’urgence justifiant la nécessité de bénéficier dans un très bref délai des mesures de sauvegarde.

Par conséquent, il a été jugé que les associations étaient fondées à demander la suspension de l’arrêté du 13 janvier 2025 autorisant la conduite de la campagne de recherche scientifique du 1er mars au 20 avril 2025.

 

Une décision qui démontre l’efficacité du référé liberté en matière environnementale

En conclusion, cette décision illustre la capacité du référé liberté à protéger les espèces menacées, lorsque les conditions de gravité, d’illégalité manifeste et d’urgence sont réunies.

📰 Voir aussi notre article : Énergies renouvelables : le Conseil d’État confirme la légalité de la simplification des conditions d’obtention d’une dérogation “espèces protégées”